CHAPITRE 10
Ils tinrent un conseil de guerre dans les ajoncs, en haut de la plage. Le soir descendait lentement sur la côte et, de blanc, le brouillard tournait peu à peu au gris.
— Mouais, fit Beldin lorsque Belgarath leur eut exposé la situation. Si le coin grouille de Chandims et de Mâtins qui cherchent, comme nous, la piste de Zandramas, nous allons fatalement nous retrouver nez à nez.
— Ce ne serait pas la première fois, commenta Silk.
— Certes, mais à quoi bon chercher la bagarre si nous pouvons l’éviter ? Nous n’avons plus besoin de savoir où va Zandramas. L’important, pour nous, à présent, c’est d’aller à Kell.
— Beldin a raison, acquiesça Belgarath en faisant les cent pas sur la grève. Inutile de prendre des risques pour quelque chose qui n’a plus vraiment d’importance.
— Nous sommes si près d’elle ! protesta Ce’Nedra.
— Si nous tombons sur les Chandims et les Mâtins, nous perdrons vite du terrain, riposta le petit sorcier bossu.
— À votre avis, que fera Zandramas quand elle découvrira que les Chandims sont à ses trousses ? demanda Sadi.
Il était emmitouflé dans une cape à la mode occidentale dont il avait relevé le capuchon sur sa tête pour se protéger de l’humidité et il était presque méconnaissable.
— Elle ordonnera à tous les Grolims et les hommes de troupe sur lesquels elle pourra mettre la main de leur barrer la route, répondit Polgara.
— Et je suppose que les autres rameuteront toutes les forces disponibles afin de contrer leur assaut ?
— Ça paraît assez logique, acquiesça Durnik.
— On peut donc en déduire que les choses ont de fortes chances de dégénérer d’ici peu, même si les deux camps en présence n’ont pas spécialement choisi cet endroit pour s’expliquer, vous ne pensez pas ?
— Allons, Sadi, où voulez-vous en venir ? rétorqua Silk.
— À ceci : Urvon et Zandramas devraient nous fiche une paix royale ; ils auront d’autres chats à fouetter. En d’autres termes, évitons de nous fourrer dans leurs pattes et nous pourrons foncer droit sur Kell sans être inquiétés.
— Qu’y a-t-il au sud de cet endroit ? s’informa Beldin.
— Rien d’intéressant, répondit Silk en haussant les épaules. Je pourrais même dire rien tout court jusqu’à Gandahar.
— Hm-hm. Et au nord, il y a bien une ville, non ?
— Selda, confirma le petit Drasnien.
— Je ne serais pas étonné qu’Urvon y soit déjà, mais en descendant vers le sud, nous devrions l’éviter. Et Zandramas aussi par la même occasion. Sadi a raison : il est probable qu’ils seront trop occupés à se tabasser pour s’occuper de nous.
— Bon, quelqu’un a une autre idée ? demanda Belgarath.
— Si nous faisions du feu ? suggéra Durnik.
— Du feu ? Pour quoi faire ?
— Les Chandims sont droit devant nous. Si nous voulons les contourner, je suggère que nous opérions une diversion, expliqua le forgeron. La nuit va bientôt tomber, il y a beaucoup de brouillard et des tombereaux de bois flotté, tout le long de la plage. Un beau feu de joie par un temps pareil devrait éclairer le ciel à des lieues à la ronde. Il est probable que les Chandims ne tarderaient pas à se demander ce qui se passe et à foncer ventre à terre vérifier de quoi il retourne, nous laissant ainsi le champ libre.
Beldin se fendit d’un sourire horrible à voir et lui flanqua une grande claque sur l’épaule avec sa main tordue.
— Mes compliments, Pol, ricana-t-il. Tu as vraiment déniché l’oiseau rare.
— Oui, murmura la sorcière. C’est aussi ce que je me suis dit assez vite.
Ils repartirent vers le village abandonné en suivant le rivage.
— Tu veux que je t’aide à allumer le feu, Grand-père ? proposa Garion.
— Non, je m’en occupe. Toi, tu vas emmener les autres un peu plus loin sur la plage, avec Pol. Je vous rejoins tout de suite.
— Vous n’aurez pas besoin de ça ? proposa Durnik en lui tendant son silex et sa lame d’acier.
— Non, merci, fit le vieux sorcier en secouant la tête. Je vais m’y prendre autrement. Je tiens à ce que les Chandims en aient pour leur argent et je leur réserve un beau spectacle avec son et lumière, quelque chose qui ne devrait pas passer inaperçu…
Il s’éloigna sur la grève et disparut dans le brouillard.
— Viens, Garion, appela Polgara en repoussant son capuchon. Partons en reconnaissance. Il se pourrait que nous soyons obligés d’agir vite.
Ils firent quelques pas sur le sable et se métamorphosèrent à nouveau.
— Je te conseille de scruter les environs avec ton esprit aussi bien qu’avec ton nez et tes oreilles, reprit-elle silencieusement. Avec ce brouillard, il y a des chances que les Chandims se servent plutôt de leurs pouvoirs mentaux que de leurs yeux.
— Oui, Tante Pol, répondit-il machinalement en remontant vers le haut de la plage à petits bonds élastiques.
Le sable offrait à ses coussinets un contact différent de l’herbe et de la terre. Les petits grains avaient tendance à glisser sous ses pattes, et ça le ralentissait un peu. Il décréta qu’il n’aimait pas beaucoup courir là-dedans. Il avait parcouru quelques lieues sans rencontrer âme qui vive lorsqu’il fut collé au sol par une onde de choc d’une prodigieuse violence accompagnée d’un vacarme effroyable. Une vilaine lueur orange sale embrasa le brouillard, puis des vagues d’énergie énormes se succédèrent comme les rouleaux sur la grève.
— Enfin, Père, qu’est-ce que c’est que ce feu d’artifice ? protesta Polgara.
— Je ne tiens pas spécialement à passer inaperçu, rétorqua le vieux sorcier.
— On a dû t’entendre jusqu’à Mal Zeth. Bon, tu viens, maintenant ?
— Laisse-moi allumer encore quelques brasiers. Les Chandims ont parfois besoin qu’on leur mette les points sur les i. Et puis la fumée perturbera l’odorat des Mâtins.
Il y eut encore quelques détonations.
— Ça devrait suffire, annonça mentalement Belgarath, l’air assez content de lui, d’ailleurs, se dit Garion.
Une vingtaine de minutes plus tard, le grand loup argenté sortait du brouillard tel un fantôme.
— Ah, te voilà, fît-il à la manière des loups. Écartons-nous un peu et allons-y. Durnik et les autres sont juste derrière moi.
— Tu sais si les Chandims sont allés voir ce qui se passait sur la plage ?
— Oh oui ! répondit-il, la langue pendante, ce qui était la façon de sourire des loups. Je peux même te dire qu’il y en avait un bon paquet et qu’ils avaient l’air rudement intéressés. Bon, on y va.
Ils couraient depuis près d’une heure lorsque l’odorat exacerbé de Garion reconnut l’odeur d’un homme à cheval, quelque part vers l’avant. Il fit des allers et retours dans la grisaille jusqu’à ce qu’il ait repéré la position du cavalier et de sa monture, puis il bondit.
C’était un Garde du Temple isolé qui galopait vers le nord de la plage et les feux de joie allumés par Belgarath. Garion se jeta sur lui en grognant, découvrant des dents effrayantes. Le cheval affolé poussa un hennissement strident et se cabra, envoyant valdinguer son cavalier dans un amas de bois flotté. L’animal s’enfuit, laissant le Garde gémir lamentablement, empêtré dans les branches décolorées par les intempéries, à moitié enfoncées dans le sable.
— Des ennuis ? fit mentalement Belgarath, dans le brouillard.
— Juste un Garde, répondit Garion. Il a vidé les étriers et j’ai l’impression qu’il s’est cassé quelque chose.
— Il était seul ?
— Oui, Grand-père. Où es-tu ?
— Un peu devant toi. Il y a des bois, par là. Cet endroit me paraît tout indiqué pour prendre vers l’ouest. Je ne vois pas l’intérêt de descendre jusqu’à Gandahar.
— Je vais dire à Tante Pol de prévenir Durnik.
Les bois étaient à la fois vastes et clairsemés. Garion passa près d’un feu de camp dont les braises luisaient encore dans la grisaille, mais le bivouac était désert et tout indiquait qu’il avait été abandonné précipitamment. D’après les empreintes visibles dans l’humus, des cavaliers étaient partis au galop vers la plage.
Garion poursuivit son chemin sans s’arrêter.
À l’orée du bois, la brise lui apporta une forte odeur caractéristique. Il se figea.
— Grand-père, projeta-t-il instamment. Ça sent le chien, vers l’avant.
— Combien sont-ils ?
— Un seul, je crois.
Il fit quelques pas, lentement, les pattes repliées et tous les sens en éveil.
— Il n’y en a qu’un, confirma-t-il.
— Reste où tu es. J’arrive tout de suite.
Garion s’assit sur son derrière et attendit. Le loup argenté le rejoignit bientôt.
— Il est toujours là ?
— Hm-hm. Il n’a pas l’air de bouger. Nous essayons de passer sans nous faire repérer ?
— Nous y parviendrions probablement tous les deux, mais Durnik et les autres, sûrement pas. Les Mâtins ont l’ouïe fine et l’odorat presque aussi développé que les loups.
— Nous pourrions peut-être le faire fuir ?
— Ça, j’en doute. Il est plus gros que nous. Même si nous arrivions à lui faire peur, il irait chercher des renforts et je n’ai pas très envie de faire la course avec une horde de Mâtins. Nous allons être obligés de le tuer.
— Grand-père ! hoqueta Garion, profondément choqué à l’idée de tuer délibérément un autre canidé.
— Je sais, acquiesça Belgarath. Ça ne m’enchante pas plus que toi, mais nous n’avons pas le choix. Il nous barre la route et nous devons être sortis d’ici avant le lever du jour. Alors écoute-moi bien : les Mâtins sont gros, mais pas très agiles. Ils ont surtout du mal à faire volte-face. Je vais lui rentrer dedans de plein fouet. Tu vas te jeter sur lui par-derrière et lui couper les jarrets. Tu sauras t’y prendre ?
C’était une chose que les loups savaient faire d’instinct, ainsi que le constata Garion, à sa propre surprise.
— Oui, répondit-il, incapable d’exprimer, avec le vocabulaire limité des loups, la répugnance que lui inspirait le combat imminent.
— Bien, poursuivit son grand-père. Quand tu lui auras tranché les jarrets, tâche d’éviter ses crocs. Il essaiera de se retourner contre toi. C’est un réflexe ; rien ne pourrait l’en empêcher. C’est là que je le prendrai à la gorge.
Cette perspective, alliée à la détermination de Belgarath, firent frissonner Garion. Le vieux sorcier ne projetait pas un combat mais un meurtre de sang-froid.
— Bon, eh bien, finissons-en, dit-il sans enthousiasme.
— Arrête de geindre, riposta mentalement Belgarath. Il va t’entendre.
— Je n’aime pas ça du tout, rétorqua son petit-fils.
— Et moi, tu crois que ça me plaît ? Allez !
Ils repartirent tout doucement, le ventre à ras du sol, entre les arbres noyés dans la brume. L’odeur du Mâtin était de plus en plus forte, et n’avait rien d’agréable. Puis la silhouette noire du Mâtin se dessina sur la grisaille, à la lisière des arbres. Belgarath s’arrêta. Il avait, lui aussi, vu leur future victime. Les deux loups se séparèrent alors et poursuivirent leur avance en posant silencieusement une patte après l’autre sur l’humus – la démarche habituelle de la chasse.
Ce fut fini avec une rapidité choquante. Le Mâtin poussa un hurlement quand Garion lui trancha les tendons des pattes arrière, mais les mâchoires de Belgarath se refermèrent sur sa gorge et son cri s’étrangla dans un gargouillis à lever le cœur. Quelques soubresauts agitèrent son énorme masse noire, ses pattes de devant raclèrent convulsivement le sol humide de la forêt, puis il eut un frémissement de tout le corps et devint flasque. Il se passa alors une chose étrange : il devint flou et l’instant d’après un Grolim gisait par terre, devant eux, le gosier arraché.
— Je ne savais pas qu’ils faisaient ça, nota Garion en réprimant un spasme de dégoût.
— Ça arrive parfois. Pol, la voie est libre ! annonça-t-il mentalement. Dis à Durnik de faire repartir les autres.
Lorsque le brouillard devint opalescent, annonçant le lever du jour, ils cherchèrent refuge dans un village dévasté naguère ceint d’une muraille dont certains pans tenaient encore debout. La plupart des maisons avaient été abattues et leurs pierres comblaient les rues étroites. Les rares constructions épargnées n’avaient plus de toit. Des volutes de fumée montaient par endroits des ruines éparses.
— Je pense que nous pouvons courir le risque de faire du feu, suggéra Durnik en regardant la fumée.
— Ça ne nous ferait pas de mal de manger quelque chose de chaud, acquiesça Polgara en parcourant les environs du regard. Qui sait quand l’occasion s’en représentera ? Je vous propose d’aller nous installer dans cette maison, là-bas, ou ce qu’il en reste.
— Un instant, coupa Belgarath. Durnik, j’aurais besoin que vous me serviez d’interprète. Je suppose, Toth, que vous savez comment faire pour aller à Kell à partir d’ici ? demanda-t-il au géant muet.
Celui-ci acquiesça d’un hochement de tête en rajustant son éternelle couverture de laine écrue sur son épaule.
— Nous avons entendu dire à Melcène que les portes de Kell étaient fermées, reprit le vieux sorcier. Nous y laissera-t-on entrer ?
Le colosse répondit par une mimique indéchiffrable.
— Il dit qu’il n’y aura pas de problème tant que Cyradis sera là-bas, traduisit le forgeron. Elle préviendra les autres sibylles.
— Ça veut donc dire qu’elle y est en ce moment ?
Les gestes énigmatiques se firent plus rapides.
— Je n’ai pas très bien saisi, s’excusa Durnik.
Toth se remit à gesticuler, mais un peu plus lentement.
— C’est un peu compliqué, fit le forgeron-interprète en fronçant le sourcil. Si j’ai bien compris, elle serait à Kell et en même temps elle n’y serait pas. Un peu comme le jour où nous l’avons vue avec Zandramas : elle était là sans y être. Elle est à la fois là et pas là en plusieurs endroits et à plusieurs moments simultanément.
— Là, elle fait fort, commenta Beldin. Il vous a dit où étaient ces autres endroits et ces autres moments ?
— Non, et il n’a pas l’air d’y tenir.
— Nous n’aurons pas le mauvais goût d’insister, commenta Belgarath.
— Ce n’est pas du mauvais goût, c’est de la curiosité, rectifia le petit sorcier bossu en chassant les brindilles de sa barbe d’un revers de main. Bon, je retourne là-haut, fit-il en levant les yeux au ciel. Autant savoir jusqu’où s’étend ce brouillard et ce qui nous attend au-delà.
Il se raidit, écarta les bras, son image se brouilla et il prit son essor.
Garion et ses compagnons se frayèrent un chemin jusqu’à la maison en ruine qu’avait repérée Polgara. Pendant que Durnik allumait le feu dans la cheminée, Silk et Sadi firent le tour du village ravagé. Ils revinrent peu après avec un pauvre bonhomme efflanqué – un fonctionnaire melcène, à en juger par sa robe brune – qui tremblait de tous ses membres.
— Il se terrait dans une cave, raconta Silk.
— Comment vous appelez-vous ? demanda Belgarath.
L’homme le regarda sans comprendre, les yeux hagards.
— On dirait qu’il a passé un sale quart d’heure, commenta le petit Drasnien. Nous n’avons pas réussi à lui tirer un mot.
— Sadi, vous ne pourriez pas lui donner quelque chose pour lui remettre les idées en place ? ronchonna Belgarath.
— J’allais justement vous le proposer, Vénérable Ancien.
L’eunuque prit un petit flacon de verre ambré dans sa mallette de cuir rouge, versa de l’eau dans une tasse, y fit tomber quelques gouttes de liquide et la tendit au malheureux.
— Tenez, ça va vous faire du bien, lui dit-il gentiment.
L’homme prit le récipient à deux mains pour ne pas le renverser et le vida goulûment.
— Attendez un peu que l’effet se fasse sentir, souffla le Nyissien à l’oreille de Belgarath.
Ils surveillèrent le pauvre hère du coin de l’œil en attendant que ses tremblements s’apaisent.
— Alors, l’ami, ça va un peu mieux ? murmura doucement Sadi.
— Ou-oui, merci, répondit le Melcène encore tout pantelant. Vous n’auriez pas quelque chose à manger ? Je meurs de faim.
Polgara lui donna du pain et du fromage.
— Ça devrait vous caler un peu l’estomac en attendant le petit déjeuner.
— Merci, ma Dame, fit-il en s’emparant de la nourriture et en commençant à l’engloutir.
— On dirait que vous en avez vu de dures, ces temps-ci, suggéra Silk.
— De très dures, renchérit le fonctionnaire.
— Comment dites-vous que vous vous appelez, déjà ?
— Nabros. Je travaillais pour le Département des Travaux publics.
— Il y a longtemps que vous êtes à Peldane ?
— Ça ne doit pas faire plus d’une vingtaine d’années, mais j’ai l’impression d’y avoir toujours vécu.
— Que s’est-il passé ici ? demanda le petit homme au museau de fouine en englobant les maisons en ruine dans un ample geste du bras.
— Le chaos absolu, répondit l’homme. La situation était assez troublée depuis plusieurs années, mais, le mois dernier, Zandramas a annexé Peldane.
— Comment a-t-elle réussi ce coup-là ? J’avais entendu dire qu’elle était à l’ouest du continent.
— Moi aussi, mais elle a dû donner des ordres à ses généraux. Il y a des années que personne ne l’a vue par ici.
— Vous m’avez l’air d’en savoir long, insinua Silk.
— C’est l’avantage d’être dans l’administration, rétorqua le Melcène avec un pauvre sourire. Il y a des moments où je pense qu’on passe plus de temps à colporter des bruits de couloir qu’à travailler.
— Que dit-on de Zandramas, ces temps derniers ? s’enquit Belgarath.
— Eh bien, reprit l’homme en passant le dos de sa main sur sa joue hirsute, j’avais un ami au Département du Commerce et de l’Artisanat. Il est passé me voir juste avant mon départ de Selda et il m’a raconté qu’on devait célébrer un genre de couronnement à Hemil – la capitale de Darshiva. Un archiduc melcène allait être sacré empereur de Mallorée.
— Il y a déjà un empereur sur le trône de Mallorée, objecta Velvet.
— Justement. Mon ami, qui était plutôt futé, s’était posé des questions en apprenant cette nouvelle. Kal Zakath venait de rentrer à Mal Zeth après avoir passé des années au Cthol Murgos, mais le gros de son armée était encore là-bas, et il ne pouvait se permettre de déployer des forces importantes sur le terrain. D’après mon ami, Zandramas aurait ordonné ce couronnement pour amener l’empereur à commettre une imprudence sous le coup de la colère. Selon lui toujours, elle espérait l’attirer hors de Mal Zeth afin de l’écraser avec ses troupes. Si elle arrivait à le tuer, cet archiduc de Melcénie deviendrait bel et bien empereur de Mallorée.
— Mais pourquoi ferait-elle une chose pareille ? s’étonna Silk.
— Vous avez sûrement entendu parler d’Urvon ?
— Le Disciple ?
— Lui-même. Il trônait à Mal Yaska depuis des siècles, mais la situation dans cette partie du monde a fini par le faire sortir de son trou. Zandramas constitue une menace directe pour lui, vous comprenez. Bref, il a traversé le Karanda en levant une armée formidable. Les Karandaques prétendent même qu’il serait aidé par des démons. C’est une absurdité, évidemment ; ces Karandaques sont d’une crédulité sans bornes. En attendant, Zandramas, ou ses gens, doivent s’assurer le contrôle du trône impérial. Il faut qu’elle fasse revenir les forces malloréennes du Cthol Murgos pour faire contrepoids aux troupes d’Urvon. Sans ça, il va réduire à néant tout ce pour quoi elle s’est donné tant de mal.
Le fonctionnaire, si loquace tout à coup, poussa un profond soupir et commença à dodeliner de la tête.
— Je crois qu’il va dormir, maintenant, murmura Sadi.
— Ça ne fait rien, répondit Belgarath. Je sais ce que je voulais savoir.
— Eh bien, pas moi, objecta sèchement Polgara qui préparait le petit déjeuner, près du feu. J’aurais encore besoin de certains renseignements.
Elle s’approcha d’eux en faisant bien attention où elle mettait les pieds entre les débris qui jonchaient le sol de la maison délabrée et effleura légèrement le visage du fonctionnaire somnolent. Il ouvrit les yeux et la regarda d’un air hébété.
— Que savez-vous de Zandramas ? lui demanda-t-elle. Je voudrais que vous me racontiez toute son histoire, si vous la connaissez. D’où tient-elle son pouvoir ?
— C’est une longue histoire, ma Dame.
— J’ai tout mon temps.
Le Melcène au visage émacié se frotta les yeux et étouffa un bâillement.
— Voyons un peu, marmotta-t-il. Par où commencer ? Je suis venu ici, à Peldane, il y a une vingtaine d’années. J’étais jeune et gonflé à bloc, commenta-t-il en soupirant. C’était mon premier poste et j’étais bourré d’ambition. Je me plaisais assez à Peldane, au fond. Il y avait bien des Grolims, évidemment, mais ils étaient loin d’Urvon et de Mal Yaska et n’essayaient pas de nous imposer leur religion à tout prix. Torak dormait depuis cinq cents ans et Urvon ne se souciait guère de ce qui pouvait bien se passer dans ces contrées reculées.
« Mais à Darshiva, c’était une autre paire de manches. Il y a eu une sorte de schisme au Temple de Hemil, la capitale, et tout a fini dans un bain de sang. C’est l’une des rares occasions où les Grolims ont utilisé leurs couteaux à bon escient, si vous voulez mon avis, remarqua-t-il avec un pâle sourire. Mais le résultat, c’est qu’un nouveau grand prêtre a pris la direction des opérations au Temple – un dénommé Naradas.
— Oui, acquiesça Polgara, nous avons entendu parler de lui.
— Je n’ai jamais eu l’occasion de le voir, mais on prétend qu’il a de drôles d’yeux. Enfin, parmi ses adeptes se trouvait une jeune prêtresse grolime nommée Zandramas. Elle avait peut-être seize ans, à l’époque, et il paraît qu’elle était d’une grande beauté. Naradas a remis les anciennes formes du culte en vigueur et l’autel du Temple de Hemil s’est mis à ruisseler de sang. Il semblerait que la jeune prêtresse ait été parmi les plus zélés des préposés au rite grolim du sacrifice, poursuivit-il en frémissant, par excès de fanatisme, par cruauté pure ou parce qu’elle voyait là un bon moyen d’attirer l’attention du nouveau grand prêtre. Le bruit court qu’elle aurait aussi attiré son attention d’une autre façon, en exhumant un obscur passage du Livre de Torak selon lequel le rite du sacrifice devait être effectué nu. On comprend que l’association du sang et de sa nudité ait embrasé l’imagination de Naradas, d’autant qu’elle avait une silhouette spectaculaire, à ce qu’on dit. Il aurait commencé à se passer, dans le sanctuaire du Temple, au moment du sacrifice, des choses qu’on ne peut pas raconter en présence des dames.
— Nous vous faisons grâce des détails, coupa sèchement Polgara avec un regard en coulisse à Essaïon.
— Bref, continua le Melcène, tous les Grolims se prétendent sorciers, seulement j’ai entendu dire que ceux de Darshiva n’étaient pas très doués. Naradas serait capable de faire quelques petites choses, mais la plupart de ses adeptes s’en tiraient par des tours de passe-passe.
« Enfin, peu après que Naradas fut devenu grand prêtre, nous avons appris que Torak avait été tué. Naradas et ses fidèles sont tombés dans un profond désarroi, mais Zandramas aurait été plus gravement affectée encore. Elle est sortie du Temple de Hemil en état de transe. Mon ami du Département du Commerce était là à ce moment-là, et il l’a vue. Il dit qu’elle avait les yeux vitreux et que son visage arborait une expression d’extase inhumaine – ce sont ses propres termes. En arrivant aux portes de la ville, elle s’est dévêtue et elle a couru toute nue dans la forêt. Tout le monde a cru qu’elle était devenue folle et avait disparu à jamais.
« Pourtant, des voyageurs racontaient parfois qu’ils l’avaient vue dans la région déserte qui borde la frontière de Likandie. Tantôt elle se sauvait en les voyant approcher, tantôt elle les abordait et leur parlait dans une langue que nul ne comprenait. Ce qui ne les empêchait pas de l’écouter – peut-être parce qu’elle n’avait jamais réussi à retrouver de vêtements.
« Et puis, un beau jour – si l’on peut dire –, quelques années plus tard, elle s’est montrée aux portes de Hemil. Elle portait une robe grolime de satin noir et elle avait l’air en pleine possession de ses moyens. Elle est allée au Temple et elle a demandé à voir Naradas. Le grand prêtre avait sombré dans la débauche, par désespoir, mais après s’être secrètement entretenu avec Zandramas, on aurait dit qu’il avait subi une nouvelle conversion. Depuis ce moment-là, il la suit comme un petit chien et il lui obéit au doigt et à l’œil.
« Zandramas est restée un moment au Temple, et puis elle a commencé à parcourir Darshiva dans tous les sens, en faisant des discours, d’abord aux Grolims puis au peuple, pour annoncer toujours la même chose : l’avènement d’un Nouveau Dieu des Angaraks. Ça a fini par se savoir à Mal Yaska, forcément. Urvon a envoyé des Grolims très puissants à Darshiva pour la faire taire définitivement. Personne ne sait au juste ce qui lui est arrivé dans la forêt, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle en était sortie dotée d’un pouvoir phénoménal. Quand les Grolims d’Urvon ont tenté de lui mettre des bâtons dans les roues, elle s’en est tout simplement débarrassée.
— Débarrassée ? répéta Belgarath, stupéfait.
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait dire d’autre. Elle en a réduit certains en cendres, elle en a pulvérisé d’autres avec des éclairs tombés d’un ciel sans nuages. Une fois, elle en a englouti cinq dans le sol en ouvrant la terre sous leurs pieds et en la refermant sur eux. Ça doit être à ce moment-là qu’Urvon a commencé à la prendre au sérieux. Il avait beau envoyer toujours plus de Grolims à Darshiva, elle les anéantissait les uns après les autres. Les Grolims de Darshiva qui avaient décidé de la suivre n’étaient plus des escamoteurs de foire ; ils se sont trouvés investis de vrais pouvoirs.
— Et ceux qui refusaient de la suivre ? s’informa Polgara.
— Il n’en est pas resté un seul. On dit que quelques-uns ont tenté de l’abuser – de faire semblant d’accepter son message – mais il faut croire qu’ils étaient transparents pour elle, et elle a dû prendre les mesures qui s’imposaient… À moins que ça n’ait même pas été nécessaire. Elle parlait comme si elle était inspirée, et personne ne pouvait lui résister. En moins de deux, tout Darshiva, les Grolims comme les gens du peuple, rampait à ses pieds.
« Elle est allée vers le nord, de Darshiva à Rengel puis à Voresebo, en haranguant les masses tout le long du chemin. Naradas, le grand prêtre, la suivait aveuglément. Il était doté, lui aussi, d’une éloquence prodigieuse, et d’un pouvoir à peine moins extraordinaire. Pour une raison ou une autre, elle n’avait jamais franchi la Magan – jusqu’à ces temps derniers.
— Bon, coupa Polgara. Elle a converti Rengel et Voresebo. Et après ?
— Je ne sais pas très bien, répondit le Melcène avec un haussement d’épaules. Il y a peut-être trois ans, ils ont disparu, Naradas et elle. On dit qu’ils sont partis vers l’ouest, mais personne ne sait où au juste. L’une des dernières choses qu’elle a dites à la foule avant de s’évanouir dans la nature, c’est qu’elle était la promise de ce Nouveau Dieu dont elle annonçait la venue. Puis, il y a un mois, ses troupes ont traversé la Magan et envahi Peldane. C’est à peu près tout ce que je sais, à vrai dire.
— Merci, Nabros, dit doucement la sorcière en se redressant. Vous devriez dormir un peu, maintenant. Je vous garderai quelque chose à manger.
— Merci, ma Dame, souffla-t-il d’une voix ensommeillée.
Ses paupières retombèrent et un instant plus tard il dormait comme une souche.
Polgara étendit délicatement sa cape sur lui et rejoignit Belgarath près du feu.
— J’ai l’impression que les pièces du puzzle commencent à se mettre en place, disait le vieux sorcier. À la mort de Torak, l’Esprit des Ténèbres s’est incarné en Zandramas, faisant d’elle l’Enfant des Ténèbres. Voilà ce qui lui est arrivé dans la forêt.
— Eh bien, mon vieux, je vous conseille d’y remédier, s’exclama farouchement Ce’Nedra, l’œil embrasé, la face convulsée de rage.
— De remédier à quoi ? releva Belgarath, un peu déconcerté.
Il n’avait pas remarqué que la petite reine de Riva marmonnait entre ses dents depuis un moment.
— Vous avez entendu cet homme : il a dit que Zandramas projetait d’épouser ce Nouveau Dieu.
— Oui, acquiesça-t-il d’un ton apaisant. Et alors ?
— Eh bien, j’espère que vous n’allez pas laisser faire ça !
— Je n’en ai pas la moindre intention, en effet. Mais je peux savoir ce qui vous chiffonne tellement ?
— Je ne serai jamais la belle-mère de Zandramas, à aucun prix et quoi qu’il arrive ! décréta-t-elle avec emportement, les yeux jetant des éclairs.
Il la regarda un instant, les yeux exorbités, et éclata de rire.